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Assurer la décroissance énergétique sans altérer la croissance économique : un défi

Comment parvenir à découpler croissance économique et augmentation de la consommation énergétique ? Une tribune de Marc Campi et Guillaume Flament, initialement publiée dans le Monde.

Marc Campi est associé du groupe de cabinets de conseil en stratégie et organisation Square. Guillaume Flament est chercheur au Centre de recherche de Square et doctorant à l’ENSAI.

« C’est parce qu’il devient évident que le réchauffement climatique accélère et que les pays vont vraiment devoir réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) que la question des conséquences de cette réduction sur la croissance économique commence à entrer dans le débat public. En France, le sujet va sans doute occuper une partie de la campagne présidentielle, même si le candidat écologiste désigné souhaite mettre en avant une écologie « réaliste » et semble ainsi vouloir éviter de prendre le sujet de front.

Il est admis dans la théorie économique, depuis la publication de l’article « A Contribution to the Theory of Economic Growth », The Quarterly Journal of Economics, n° 1/70, en 1956, de Robert M. Solow, que la production (le fameux produit intérieur brut − PIB) peut être décrite comme une fonction qui mêle trois facteurs : le capital, le travail et un troisième facteur, défini mathématiquement par défaut, dénommé « productivité globale des facteurs ».

Ce troisième facteur explique en réalité, sur les cent cinquante dernières années, l’essentiel de la croissance économique (en moyenne 80 %, avec des variations selon les pays). Cette productivité globale des facteurs traduit la capacité que les économies ont à produire toujours plus de valeur à partir de stocks de capital et de travail, certes en hausse, mais en hausse modérée par rapport à celle de la production.

Relation « fusionnelle » entre productivité et énergie

La question aujourd’hui est de savoir s’il va être possible d’assurer la décroissance des émissions de GES sans altérer le potentiel de croissance de l’économie : c’est la notion de « découplage absolu », telle qu’elle est utilisée dans différents rapports des Nations unies depuis 2011. Cette notion est centrale car, si la baisse d’émissions de GES devait se traduire par une baisse de l’activité économique, la transition climatique serait difficile à réaliser et se heurterait potentiellement à des réticences insurmontables des populations.

Si on considère que la productivité globale des facteurs explique une grande partie de la croissance, la question revient donc à s’interroger sur la possibilité de maintenir un rythme satisfaisant de hausse de cette productivité globale des facteurs alors qu’il faudra, au même moment, réduire drastiquement l’utilisation des énergies carbonées.

Or le passé nous montre qu’il existe, depuis le début de la révolution industrielle, une relation « fusionnelle » entre la croissance de la productivité globale des facteurs et la croissance de la consommation d’énergie.

Ce constat se base sur l’analyse des données sur l’utilisation de l’énergie par les acteurs économiques et sur les variations de croissance économique, et il se vérifie pour toutes les grandes économies : la productivité globale des facteurs augmente (et donc la croissance économique est positive) lorsque les consommations d’énergie augmentent ; à l’inverse, la productivité globale des facteurs décroît (et le PIB se contracte) lorsque les consommations d’énergie décroissent.

Réussir le découplage absolu entre croissance et énergie

Le défi des prochaines années est donc de rompre cette relation fusionnelle et de réaliser ce « découplage absolu ». Il faut pour cela trouver un moyen de faire baisser les émissions de GES en permettant, simultanément, de maintenir une productivité globale des facteurs en hausse. En France, le débat se concentre plus aujourd’hui sur le sujet de la transformation du mix énergétique que sur la réduction de la consommation d’énergie finale.

Le rapport d’octobre 2021 de RTE sur les futurs énergétiques de la France l’illustre bien. Il montre qu’à l’horizon 2050, et avec une hypothèse de croissance moyenne de 1,3 % par an à partir de 2030, soit 30 % en cumulé d’ici à 2050, la consommation d’énergie finale de la France devra baisser de 40 % et revenir à ses niveaux de la fin des années 1960. Il y consacre deux pages et un seul « enseignement », sur les dix-huit de son rapport, évoque cette question de la réduction de la consommation d’énergie.

Le rapport consacre ensuite cinquante pages et dix-sept enseignements pour tracer les modalités permettant à l’électricité de passer de 25 % à 55 % du mix énergétique de la France, tout en maintenant le caractère hautement décarboné de la production électrique française. Il ne s’agit pas ici de critiquer le rapport RTE ou de minimiser l’ampleur des défis liés à la transformation du mix énergétique et au maintien de capacités de production électrique décarbonée en France.

Un défi social considérable

Ces sujets sont très importants sur les plans industriel et politique puisqu’ils reviennent de fait à poser des questions sur la part de production d’électricité nucléaire que le pays souhaite conserver et donc, compte tenu de l’âge de notre parc actuel, sur la nécessité d’engager le pays dans une nouvelle ère d’investissements massifs dans ce type de production d’électricité.

Mais il s’agit plutôt d’attirer l’attention sur le fait que le défi principal est de savoir comment les humains vont réduire leur consommation d’énergie d’ici à 2050 : soit ils inventent un modèle économique capable de combiner croissance et réduction de la consommation d’énergie (le découplage absolu), ce qu’ils n’ont jamais réussi à réaliser depuis le début de l’ère industrielle ; soit il va falloir accepter la décroissance et apprendre à la gérer sans faire exploser le pacte social, ce qui est un défi tout aussi considérable.

Le troisième chemin serait de renoncer aux engagements de l’accord de Paris, et d’accepter que les températures augmentent au-delà des 1,5 ou 2 degrés, au mépris des générations futures. «