Art et mathématiques : Vingt-quatre, par Jean-Yves Degos
Il a conçu une représentation géométrique des tables de Cayley de chacun des 15 groupes d’ordre 24. Jean-Yves Degos, étudiant en Master Évaluation et décision publiques, est par ailleurs agrégé docteur en mathématiques et présente ici “двадцать четыре”.
“Les mathématiques ont un triple but. Elles doivent fournir un instrument pour l’étude de la nature. Mais ce n’est pas tout : elles ont un but philosophique et, j’ose le dire, un but esthétique”.
Henri Poincaré, La valeur de la science, Flammarion, 1911, Deuxième partie : Les sciences physiques, Chapitre V : L ‘analyse et la physique, I
двадцать четыре
La genèse de cette œuvre
Jean-Yves Degos : Pourquoi 24 ? Pourquoi 15 ?
Pour commencer, il me faut dire que je suis une sorte de fétichiste… des diviseurs de 24.
Dans un premier temps, cela m’a pris en cinquième quand mon activité préférée était de programmer les fonctions d’arithmétique en LOGO. En regardant dans le blanc des yeux l’égalité :
4 x 6 = 2 x 12,
j’ai brusquement compris que le produit du plus grand commun diviseur (PGCD) de deux nombres par le plus petit commun multiple (PPCM) de ces deux nombres était égal au produit de ces deux nombres. Cela donnait le moyen de calculer simplement le PPCM à partir du PGCD des deux nombres en question, pour lequel l’algorithme d’Euclide était relativement facile à programmer.
Dans un second temps, je suis tombé dans le livre “Les nombres remarquables” de François Le Lionnais sur cette belle propriété : les entiers d tels que dans l’anneau Z/dZ, tous les éléments inversibles sont involutifs (de carré égal à 1) sont très exactement… les diviseurs de 24. Alors étudiant en Licence de mathématiques, j’ai été capable de démontrer seul cette propriété, donnée sans démonstration ni référence dans le livre.
Bien sûr, le nombre 24 intervient dans beaucoup de domaines de la culture humaine : les 24 heures d’une journée, les 24 tonalités de la gamme tempérée, les 24 runes, les 24 chevaliers de la Table Ronde au Great Hall de Winchester, les 24 carats de l’or pur, etc. [1]
Ensuite intervient le nombre 15.
L’affaire a commencé avec les 15 inventions à 2 et 3 voix de Jean-Sébastien Bach dont je jouais certaines quand j’étais collégien, et elle s’est poursuivie avec le schéma de “comput digital” qui se trouve sur la quatrième de couverture du Dominos consacré à “La comptabilité” [2] écrit par mon père.
Or il se trouve que le 15 et le 24 sont reliés par ce théorème : il existe 15 structures de groupes (non isomorphes deux à deux) d’ordre 24. Par ailleurs, ces deux nombres sont présents dans plusieurs de mes “données personnelles”.
Le diaporama de cet article permet de visualiser ces quinze groupes en affectant une couleur à chaque élément de la table de Cayley (la table de multiplication du groupe). Mais il y a plus : ces couleurs elles-mêmes sont obtenues à partir des racines entières de l’équation
x²+y²+z²=5,
qui se situent sur les 24 sommets de l’octaèdre adouci, encore appelé « polyèdre de Kelvin ». Et sur cet ensemble de sommets, on a une action du groupe symétrique de degré 4 (qui est donc d’ordre 4!=24), comme je l’ai expliqué dans un article paru en 2013 [3].
Ainsi, même si on peut rapprocher le résultat des certaines œuvres de Sol LeWitt [4] ou de Damien Hirst [5] (en remplaçant les disques par des carrés et en les concaténant), on rajoute ici une couche de cohérence dans le choix des couleurs.
On peut, d’une certaine façon, parler de “peinture icosikaitétrachromatique”, tout comme il existe une “musique dodécaphonique” développée par Arnold Schönberg.
Enfin, le titre est en russe car c’est la seule langue que je connaisse dans laquelle 24 s’écrit en lettres avec 15 caractères (en comptant l’espace entre les deux mots).
Création de la fresque : le procédé
Concrètement, d’un point de vue informatique, on procède en deux étapes.
La première étape consiste à calculer les tables de Cayley des 15 groupes d’ordre 24. Pour cela, on a recours à Sagemath [6] qui fournit des outils pour déterminer manipuler les groupes, notamment la présentation par générateurs et relations, et les tables de Cayley. On sauvegarde alors ces tables au format texte, ligne par ligne, séparées par des virgules.
La deuxième étape consiste à récupérer ces tables de Cayley dans RStudio [7] sous forme de matrices, et à les représenter graphiquement, selon la méthode explicitée aux pages 180-181 du livre “Le logiciel R” [8].
Chaque étape est bien sûr faite de manière itérative et automatique, mais entre les deux étapes, il faut pour l’instant une intervention manuelle.
Parallèlement à ce travail “artistique”, et toujours sur le même thème, j’ai récemment amélioré l’un de mes propres résultats de 2017 [9]. J’avais alors réussi à réaliser tous les groupes d’ordre 24 dans GL(6,5), le groupe des matrices inversibles à 6 lignes et 6 colonnes à coefficients dans le corps à 5 éléments. C’était une bonne chose, mais GL(6,5) a 11 064 475 422 x 1015 éléments. Or selon le Théorème de Cayley, tous les groupes d’ordre 24 peuvent être réalisés dans le groupe symétrique d’ordre 24, qui est d’ordre 24! = 62 044 840,733 239 439 360 x 1015, donc je restais un peu sur ma faim… Mais je peux maintenant annoncer que tous les groupes d’ordre 24 peuvent être plongés en fait dans GL(6,3), qui est d’ordre 84,129 611 558 952 960 x 1015, très inférieur à l’ordre du groupe symétrique d’ordre 24 !
Pour conclure, en faisant le lien avec ce qui figure parmi le cœur de cible des enseignements de l’ENSAI, je voudrais signaler qu’en 2013, j’avais énoncé deux conjectures sur les générateurs de GL(n,p) où n est un entier naturel supérieur à 2, et p un nombre premier [10]. L’une d’elles, à savoir la conjecture A(n,p,P), a été démontrée par Nick Gill en 2016 [11]… en utilisant la classification des groupes finis simples !
L’autre conjecture, la conjecture B(n,p,P) est toujours ouverte… Il serait peut-être possible de mettre en place un calcul distribué sur plusieurs grosses machines pour essayer de la “casser” ou d’augmenter le nombre d’ “evidences” comme on dit en anglais, car au-delà de petites valeurs de n et p, la combinatoire du groupe GL(n,p) explose ! D’où l’intérêt des cours sur les outils du Big Data, par exemple. Mais le temps me manque actuellement pour approfondir cette stratégie : je mentionne cela en espérant que cela pourra être un “os à ronger” pour les promotions suivantes d’ingénieurs qui liront ce texte…
Mon parcours avant l’ENSAI
J’ai commencé à m’intéresser à l’ENSAI à partir de 2012. Docteur en mathématiques de l’Université Bordeaux I en 2000, j’ai fait deux passages dans l’Éducation nationale, après deux succès à l’agrégation externe de mathématiques, en 1995 et 2009. J’en ai démissionné en janvier 2011 ; ce qui m’a amené à suivre un parcours d’aide à la réinsertion professionnelle des cadres, sous l’égide de l’association Aquitaine Emploi Service [12], en 2012. C’était l’année du premier « Forum emploi des Maths », où j’avais pu avoir un échange avec Guylène Tandeau de Marsac, attachée statisticienne de l’Insee en poste à Lille [13], qui m’avait parlé de son parcours. J’avais le bagage intellectuel pour passer le concours externe d’attaché statisticien, mais le temps qu’on passe à travailler pour payer ses factures — je donnais alors essentiellement des cours particuliers de mathématiques —, c’est du temps qu’on ne peut pas utiliser pour faire avancer le travail personnel que demande la préparation d’un concours de catégorie A. J’ai donc opté pour la voie longue : le concours externe de contrôleur de l’Insee, auquel j’ai été admis en 2014.
Le cursus statisticien public après un concours interne
J’ai rejoint l’ENSAI en août 2018, en filière IES (internes, économiques, STID) après trois ans de bons et loyaux services au centre de statistiques sociales et locales (CSSL) du centre statistique de Metz (CSM). En effet, grâce à quatre ans d’ancienneté dans la fonction publique, comme professeur agrégé stagiaire de mathématiques, et comme appelé du contingent, j’ai pu passer le concours interne d’attaché statisticien avec un an d’avance par rapport à mes collègues céfiliens de 2014. J’aurais d’ailleurs aussi pu passer le concours interne d’administrateur. Mais compte tenu de ma formation initiale en mathématiques (élevée pour un candidat à l’un de ces deux concours !), les mots “statistique” et “analyse” étaient plus agréables à mes oreilles que les mots “administration” et “économique”. Par ailleurs, je suis un provincial convaincu : entre Rennes et l’Île-de-France, la question même du choix ne se posait pas.
Comme beaucoup de lauréats du concours interne d’attaché de la promotion 2020 (au moins la moitié, dont Mathieu David [14]), j’étais donc un “faux IES”, un IES avec un bagage mathématique beaucoup plus étoffé que le reste de la promotion. Et il faut dire que ce type de parcours aide beaucoup pendant le premier semestre (le plus “mathématiques pures” des deux premières années à l’ENSAI, avec notamment les cours d’intégration et de probabilités générales), comme pourraient en témoigner nos collègues de STID, qui savent néanmoins tirer leur épingle du jeu quand il faut passer à la pratique : j’ai beaucoup apprécié la collaboration avec deux d’entre eux (pour le projet R et le projet traitement de données en Python du deuxième semestre de première année).
Plus d’informations sur les conditions d’admission à l’ENSAI via le concours interne.
Notes :
[1] Le nombre 24, https://fr.wikipedia.org/wiki/24_(nombre).
[2] Jean-Guy Degos, La comptabilité. Un essai pour comprendre, un essai pour réfléchir, Dominos 157, Flammarion, 1998.
[3] Jean-Yves Degos, Borroméanité du groupe pulsatif, Cah. Top. Géo. Diff. Cat, LIV-3 (2013) 211-220, en ligne sur le site de la revue :
https://ehres.pagesperso-orange.fr/Cahiers/CTGDC%2054%202013/CahiersTopGDC%2054-3.pdf.
[4] Notamment : A Square Divided Into Four Equal Parts, 1988 et Increasing tones of grey, 1988-1988, en ligne sur http://www.artnet.fr/artistes/sol-lewitt.
[5] Notamment la série de « Spots », voir : https://www.artsy.net/artist-series/damien-hirst-spots.
[6] Voir https://www.sagemath.org/ et https://cocalc.com/.
[7] Voir https://www.r-project.org/ et https://www.rstudio.com/.
[8] Pierre Lafaye de Micheaux, Rémy Drouillet, Benoît Liquet, Le logiciel R. Maîtriser le langage. Effectuer des analyses (bio)statistiques, éditions Lavoisier, 2e édition, 2014.
[9] Jean-Yves Degos, Représentations matricielles des 15 groupes d’ordre 24, in : Théorie comptable et sciences économiques du XVe au XXIe siècle. Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Guy Degos. Coordonné par Yves Levant et Stéphane Trébucq. Préface de Claude Pérochon, éditions L’Harmattan, 2018, pp. 247-258.
[10] Jean-Yves Degos, Linear groups and primitive polynomials over Fp, Cah. Top. Géo. Diff. Cat, LIV-1 (2013) 56-74, en ligne :
https://ehres.pagesperso-orange.fr/Cahiers/CTGDC%2054%202013/CahiersTopGDC%2054-1.pdf
[11] Nick Gill, On a conjecture of Degos, Cah. Top. Géo. Diff. Cat, LVII-3 (2016) 229-237, en ligne : https://ehres.pagesperso-orange.fr/Cahiers/CTGDC_57_2016/CTGDC_57_3.pdf
[12] Aquitaine Emploi Service : http://www.aes-asso.com.
[13] Alors affectée à la mission Estel, si j’ai bonne mémoire, et présente au stand de la SFdS.
[14] Avec lequel nous venons d’obtenir le prix ENSAI-SFdS 2020 du meilleur projet statistique de deuxième année, le troisième membre du groupe étant Sébastien Samyn, de formation initiale en économie.